
"Freddy" Bouckaert a toujours été l’un des chouchous des médias. Lors de sa désignation par le gouvernement en affaires courantes d’Yves Leterme, la presse avait tressé des lauriers au candidat inespéré, convenant aux Flamands comme aux Francophones. Un "Top bankier met ervaring", titrait De Morgen, le vendredi 25 novembre 2011, "Met rijke ervaring" pour De Tijd. Et "L’assurance d’un banquier" devant redonner "espoir et confiance" à la banque exsangue délaissée par Jean-Luc Dehaene et rachetée par l’Etat, complétait l’hebdomadaire Trends/Tendances.

Il est vrai qu'à l'époque, les banquiers au-dessus de la mêlée n’étaient plus légion pour remettre sur les rails cet ancien fleuron laminé par la crise des banques. Pour autant, le gouvernement n’aurait-il pas dû prendre toutes les précautions avant d’embaucher "Freddy"? Rechercher "La" personnalité au-dessus de tout soupçon?
Mémoire courte
Au moment de son recrutement, Bouckaert était sous la menace d’un procès pour une affaire de fraude fiscale
Un chasseur de têtes fut sollicité. Nul doute que le cabinet de recrutement "Egon Zehnder" éplucha avec précaution le CV du Brugeois de 65 ans. Un habitué des "grands mouvements du secteur", dixit Trends, passé notamment par la Chase Manhattan, AXA et le Crédit Lyonnais. Pour l’essentiel, de jolis succès d’estime.
Mais le cabinet de recrutement rappela-t-il au ministre des Finances Didier Reynders et au Premier ministre Yves Leterme ce que chacun savait? A savoir que Freddy Bouckaert restait sous la menace d’un procès pour une affaire de fraude fiscale qui avait ébranlé le Crédit Lyonnais et son repreneur, la Deutsche Bank dix ans plus tôt.
Au lendemain de la démission du président de Belfius, le 5 juin dernier, des médias ont alimenté la rumeur selon laquelle, bon dieu!, le gouvernement ne savait pas. Au Parlement, la semaine passée, le nouveau ministre des Finances, Koen Geens, s’est senti obligé de rétablir la vérité. Bien sûr que le gouvernement Leterme "savait". Affirmer le contraire aurait été ridicule.
750 millions d'euros
Mais les lenteurs de la justice et une forme de sentiment d’impunité ont dû jouer. Pourquoi? C’est plus simple qu’il n’y paraît. En 2000, la justice inculpe - parmi d’autres - des dirigeants de l’ex-Crédit Lyonnais Belgium. Alfred Bouckaert est dans la ligne de mire en tant qu’ancien président du comité de direction. Les faits de fraude datent du début des années 1990. Comme l'écrivait le quotidien Le Soir en novembre 2000:
La principale figure de cette nouvelle vague d'inculpations est Freddy Bouckaert, qui dirigeait le Crédit Lyonnais Belgium, à l'époque où cette banque avait réussi une percée auprès du grand public, grâce à son compte à haut rendement.
A l’époque, la filiale belge de la banque française s’est régalée à coups de QFIE (Quotité forfaitaire d’impôt étranger), une ficelle jadis acceptée par le législateur pour éviter la double imposition des revenus du capital. Pour faire bref, ce qu’on déclarait à l’étranger, il ne fallait plus l’imputer en Belgique.
Seulement voilà, des banques et leurs conseillers fiscaux ont abusé des bonnes choses. Et la ficelle s’est transformée en arnaque. De source sûre, il apparaît que le Crédit Lyonnais Belgium aurait à lui seul commercialisé pour quelque 750 millions d’euros de QFIE en un temps record. A son usage ou à celui d’entreprises de belle taille.
Le Crédit Lyonnais est suspecté de fraude organisée via deux types de filières: une vers la Corée, l’autre via l’Italie. Pour les circuits coréens les plus sulfureux, Bouckaert et d’autres dirigeants bancaires ont bénéficié d’un non-lieu. La justice a estimé en 2007 qu’ils ne devaient pas être renvoyés devant un tribunal correctionnel, pour cause de prescription... Oubliés, donc, les faux et usages de faux et autres "doubles boucles" comme on dit dans le jargon. Le Crédit Lyonnais s’en tira avec un redressement fiscal corsé.

Sachant cela, on peut imaginer que dans la tête d’Alfred Bouckaert et du gouvernement Leterme, ce ne serait pas la "petite" QFIE-Italie qui allait empêcher son arrivée - celle de "l'oiseau rare" - à la tête de Dexia Banque. Bien sûr, chacun savait que Bouckaert restait sous la menace d’une autre demande de renvoi devant un tribunal correctionnel, a priori pour une fraude présumée moins sophistiquée.
Cette demande date de novembre 2009, deux ans avant sa nomination chez Dexia/Belfius. A lire les extraits que nous reproduisons ci-dessous, la responsabilité du banquier Bouckaert semble engagée: il aurait été au courant de la fraude à la QFIE-Italie; il aurait même "donné des directives" en ce sens et il est même permis de se demander s’il n’a pas "remplacé des extraits de compte" par d’autres.

- Extrait de l'ordonnance de la chambre du conseil de Bruxelles concernant le dossier QFIE, novembre 2009
Rappel à l'ordre
Dans l’entourage du banquier et jusque dans les rangs du gouvernement, on a dû considérer que tout ceci s’effacerait sous la prescription, comme en 2007. Erreur: le 18 octobre 2012, un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles confirme le renvoi devant un tribunal. Pas question de prescription. Restait à espérer la clémence de la cour de cassation, devant laquelle les avocats de Freddy Bouckaert se sont pourvus. Loupé, encore.
Le 5 juin 2013, la plus haute instance judiciaire du pays sonne le glas des espoirs de Bouckaert et du gouvernement. La cour de cassation estime que la prescription n’est pas acquise et le même jour, Alfred Bouckaert démissionne.
En acceptant qu’il ait lieu, à qui la Cour de cassation envoie-t-elle un message? Au monde de la finance, qui pensait s’en tirer à relatif bon compte? Aux avocats fiscalistes cités dans le dossier Bouckaert, qui ont échappé aux fourches caudines de la justice, mais qui pourraient avoir à justifier en public leurs conseils douteux à des clients peu tentés de porter le chapeau? Aux dirigeants politiques assurément embarrassés depuis plus de 25 ans par ce dossier pourri?
A trois reprises, au moins, le pouvoir exécutif fut soupçonné de saborder lui-même un dossier dont le préjudice pour l’Etat, quoi qu’il arrive, restera conséquent (de 150 à 350 millions d’euros):
- En tirant la Kredietbank du pétrin - au milieu des années 1990 - au risque de démotiver l’Inspection spéciale des impôts.
- En négligeant un moment, dix ans plus tard, de faire adopter un petit bout de loi qui suffisait pour éviter le couperet de la prescription (déjà !) sur 9.000 vieux dossiers de fraude, dont ceux relatifs à la QFIE.
- En hésitant plus récemment à affecter le personnel fiscal nécessaire pour éviter au dossier un enterrement de première classe.