Lui, c'est Gerard Ryle. Si son nom ne vous dit rien, c'est assez normal. Par contre, celui de l'opération "Offshore leaks" stimule un peu plus. Début avril 2013, sous l’impulsion d'une association internationale de journalistes d'investigation (l'ICIJ), sort simultanément dans différents médias du globe (dont Le Monde, The Guardian, The Washington Post) le résultat d'une enquête complexe de plus d'un an analysant le fonctionnement de grands paradis fiscaux, l'identité de ceux qui en profitent et les sommes colossales échappant ainsi aux caisses des Etats.
Président de l'ICIJ, l'Australien Ryle a chapeauté cette énorme investigation, tout en étant à son origine. Lui qui avait reçu il y a quelques années une base de données riche de millions de documents concernant ces zones à fric, évalue dans un mélange de satisfaction et d'impuissance relative les impacts de ces révélations sur nos institutions.
Si le public ne s'empare pas de ces affaires, rien ne changera. Jamais.
Ceux qui respectent les lois, et les autres
Dans les convictions de Gerard Ryle l'enquêteur (invité à Bruxelles par l'UCL, Journalismfund.eu et Le Soir) on retrouve l'idée d'un monde à deux vitesses. Où d'un côté il y a ceux qui respectent les lois fiscales et en subissent les effets, et de l'autre ceux qui y échappent, avec parfois le concours de pouvoirs décisionnels haut placés. Une dialectique du monde permettant d'aborder cette thématique à première vue rébarbative:
On dit souvent que les affaires de fraude fiscale sont complexes, qu'elles ne vont pas intéresser le grand public. Mais je vois les choses d'une manière beaucoup plus simple. D'un côté il y a ceux qui respectent les lois, de l'autre non. Et c'est là qu'il y a un problème et qu'il faut dénoncer cette situation.
Tout en précisant que dans la liste des noms auxquels l'ICIJ a eu accès, la plupart d'entre eux étaient des inconnus. Des citoyens anonymes se jouant tout autant des règles fiscales que d'autres grandes entreprises.
Impact
Les citoyens doivent s’emparer de ces dossiers et maintenir une pression permanente sur le politique
Mais pour donner un écho à cette enquête et conscientiser autour de cette situation, il faut plus. Un "momentum", une conjonction d’éléments créant un espace propice à la réception d'une telle histoire. Sans être dupe, Ryle sait que les crises qui se succèdent depuis 2008 lui ont permis, à lui et à ses collègues, de mener à bien ce projet.
Car s'il y a dix ans, il était tabou d'évoquer ou de se pencher sur les effets de l'évasion fiscale, la donne a changé. Les publics en bave, certains plus que d'autres. Face à eux, le politique est sur les dents, à la recherche d'euros permettant de tenir à jour une comptabilité équilibrée pour le pays. Alors désormais, s'intéresser de plus près à l'évasion et ingénierie fiscale, pourquoi pas.
Je pense que c'est en Europe que l'impact de l'Offshore Leaks a été le plus important. Et c'est surtout dû au travail de qualité réalisé dans chaque pays par les médias partenaires de notre action. On a aussi bénéficié d'un timing très favorable en France, ou l'affaire de l'évasion fiscale du ministre Cahuzac était sortie quelques jours avant l'Offshore Leaks. Mais aux Etats-Unis par exemple, l'histoire n'a pas pris. Tout ça crée des remous, au niveau Européen. Il faut voir ce que cela va donner.
Garder la hargne
Il y a un risque, réel: que cela ne dure pas. En Belgique comme ailleurs, le monde politique réagit souvent en réaction à des annonces, qu'elles viennent des médias ou d'ailleurs. Le système étatique se structure alors afin d'y apporter une réponse, surtout quand les citoyens-électeurs ont la hargne. Et pour de vrai.
Mais cette réponse n'est pas toujours synonyme d'efficacité ou de pérennité. Et c'est là que les citoyens ont un rôle à jouer, en s'emparant de ces dossiers et en maintenant une pression permanente sur le politique. Au risque de voir cette conscientisation et ses effets disparaître dans le flux massif d'autres informations, assommantes.
C'est l'intime conviction de Gerard Ryle. Il estime avoir fait sa part du boulot, au tour des citoyens de jouer le leur. Enfin, presque. L'ICIJ prépare un dernier tour pour la fin de l'année 2013: rendre public la liste des noms des amateurs de paradis fiscaux qu'ils ont peu découvrir :
Et là, ça risque d'intéresser un peu plus les Américains.