"Mon conseil aux journalistes? Soyez des fils de pute, mais des fils de pute extrêmement polis"

Sylvain Malcorps
Damien Spleeter, autoportrait à notre demande. (
Damien Spleeter (zelfportret)

A 27 ans et trois années de carrière, c'est un pur produit belge: Carolo, une femme flamande, un pied à terre à Gand, il a publié ses enquêtes sur Apache.be, dans La Libre, De Morgen, The New York Times ou Le Soir. Mais depuis ses débuts, il fait partie de nos collaborateurs privilégiés. Et comme tous les autres, son ADN journalistique permet de comprendre celle d'Apache.be.

Damien Spleeter, autoportrait à notre demande. (
Damien Spleeter, autoportrait à notre demande. (Mise en abîme photographique)

Alors on a voulu parler avec lui de son parcours, de sa vie de journaliste indépendant. De son regard aussi, parfois acide, sur les réalités d'une certaine presse belge quelques jours avant son départ à la réputée "Columbia Journalism School" pour une année de formation supplémentaire. Mais dans son approche du métier, la touche anglo-saxonne n'est pas à aller chercher bien loin.

Apache.be: Damien, comment situes-tu le début de ton parcours professionnel, ton entrée dans le monde du journalisme?

Damien Spleeters: "Ça a commencé par un bachelier en journalisme, à l'ULB, mais je n'ai pas du tout aimé: trop théorique. Je me suis dit: 'Si c'est ça ce métier, je n'en veux pas'. J'étais jeune, j'avais 18 ans, pas très studieux. J'ai tout de même réussi ce bac et j'ai changé pour un Master en Théâtre.

Là, j'ai vraiment détesté. Un truc d'intellos. J'aimais écrire dans mes critiques de pièces que 'Heureusement, vous profiterez de l'entracte pour bailler'. Ça m'a quand même apporté quelque chose du point de vue journalistique: le jeu des masques, les interactions entre les gens, les rôles qu'on joue et qu'on se donne dans la société.

J'écrivais beaucoup à l'époque, des fictions, de la poésie. En 2010, après mon master, ma femme prévoyait de partir un an aux Etats-Unis et j'ai décidé de la suivre. On était à Washington, je me suis trouvé un petit boulot dans un super marché, je travaillais souvent la nuit. Là, j'ai rencontré des gens qui en bavaient, mes collègues qui enchaînaient deux boulots pour payer leurs factures. J'ai eu envie de parler d'eux, de l'Amérique du mérite.

On est donc parti dans les terres, ma femme et moi. On a fait plus de 40.000 km en 40 jours. Avec la contrainte de rencontrer une personne par jour et d'en parler. Je voyais ça vraiment comme un exercice journalistique, où de la contrainte naît la créativité. C'était parfois dur. J'ai proposé le projet à Rue89, Apache.be en a repris certaines parties en néerlandais. C'est comme ça qu'est né le blog West We Go."

Tu reviens en Belgique et tu décides de te lancer comme journaliste. Quelle était alors ton idée du secteur des médias en Belgique?

"Aucune, je ne lisais pas les journaux. Ou alors une idée très vague. J'ai commencé à collaborer avec Le Soir sur Bekileaks, puis j'ai proposé le projet Elisa à l'image de West We Go mais en m'intéressant à la crise de l'asile qui se répète chaque hiver chez nous. J'ai commencé à travailler pour le pôle web du Soir aussi, à alimenter le site. Tout ça comme journaliste indépendant.

C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte de la réalité du secteur, que c'était dur. J'ai vu les bons et les mauvais côtés. Mais je préfère ne pas trop m'étendre là-dessus. Et après plusieurs mois de travail, on a mis fin à notre collaboration."

Le pistolet d'or entre les choux-fleurs

Comment en es-tu arrivé à te spécialiser dans les armes?

"Quand j'étais au Soir, j'ai pris conscience que je devais me trouver une niche, une thématique à moi: sinon tu ne survis pas. Pendant mes gardes de l'été 2011, je trainais beaucoup sur Twitter et je m'intéressais à l'information internationale. Ça bouillonnait en Libye. Et quand j'ai appris qu'il y avait là-bas des mines belges, ça m'a beaucoup intéressé. J'ai voulu en savoir plus.

'Il faut en finir avec ce journalisme de complaisance, ces liens trop importants entre les médias et le politique'

J'utilisais Twitter, Facebook pour moi. Et j'avais déjà essayé de donner un caractère multimédia à mon travail, en mêlant le texte, la photo, la vidéo... J'ai commencé à suivre sur Twitter des gens qui parlaient d'armes, à consulter des blogs spécialisés, me faire de nouveaux contacts. C'est au fil du temps que tu remarques les personnes qui fournissent des infos de qualité, les sources fiables, les bonnes personnes à suivre sur les réseaux. J'ai créé un tumblr (The trigger), un 'work in progress' où je rassemblais les bonnes vidéos, photos, les sources en rapport avec les armes. Sur base de toute cette matière, j'ai commencé à écrire des articles.

Et puis en octobre 2011, Kadhafi est arrêté à Syrte. On voyait des photos d'un pistolet doré circuler sur Internet, son pistolet. J'ai zoomé sur la photo et j'ai vu l'inscription 'Made in Belgium': son arme avait été fabriquée en Belgique. A force de regarder et d'analyser en détails les armes, ça m'a servi..."

Mais entre-temps, tu n'as plus de collaboration fixe avec un média...

"J'étais au chômage, et ma femme est très féministe tu sais. C'est important pour elle qu'on fasse chacun les mêmes efforts, qu'on bosse. Après Le Soir, j'avais besoin d'un travail fixe, d'une structure mais qui me laissait du temps pour faire les enquêtes dont j'avais envie. Je suis donc devenu employé à mi-temps dans un Delhaize de mon quartier, au rayon fruits et légumes.

L'idée c'était que je puisse prendre 'facilement' des congés pour partir en reportage, mais ce n'est jamais simple. En enquêtant sur l'exportation et la présence d'armes belges en Libye, puis en Syrie, je me suis rendu quatre fois sur place. [Deux fois en Libye et deux fois en Syrie, ndlr.] J'ai pu obtenir le soutien du Fonds pour le journalisme ou du Fonds Pascal Decroos, mais j'ai dû aussi financer des trucs sur fonds propres.

Mais les armes, ce n'est au final qu'un prétexte qui me permet de parler de ces zones-là, des rapports entre les pays, entre les gens. De la Belgique aussi, de la manière dont le pays est géré. Et puis, quand tu te fais tirer dessus la veille et que le lendemain tu ranges des choux-fleurs dans un rayon, ça te donne une certaine humilité."

Etats-Unis

Justement, voilà que tu viens de rendre ton tablier pour partir 10 mois à New-York étudier à la "Columbia Journalism School" et intégrer le "Toni Stabile Center for Investigative Journalism". Que mets-tu derrière cette aventure?

"Oui, je vais en apprendre plus sur la manière de travailler aux Etats-Unis: un journalisme plus agressif, où on assume que le pouvoir politique soit là pour rendre des comptes. Et lui en demander, à l'inverse du journalisme de complaisance. Avec cette question: que font les pouvoirs publics de notre argent, de nos impôts?

Mais ça a été un long processus de sélection pour y arriver, près d'un an. Avec beaucoup de documents à fournir pour obtenir une bourse Fulbright et une bourse BAEF qui vont me permettre de payer mon année de cours et mes frais.

L'idée est de mêler mes trois spécificités dans mon travail: l'investigation, l'information internationale et les nouveaux médias. Le tout pour réaliser un travail de terrain, le préparer et créer une communauté de compréhension à l'aide de Youtube, Twitter, Facebook et Tumblr.

C'est une aventure qui implique de gros sacrifices personnels, mais ça en vaut la peine."

Quels conseils donnerais-tu à de jeunes et moins jeunes journalistes qui se lancent, au regard de ton expérience? 

"Il faut être un fils de pute, avec tout le monde: 'The toughest son of a bitch in town'. Mais un fils de pute extrêmement poli. Il faut casser les couilles de tout le monde: les rédacteurs en chef qui achètent tes papiers, tes sources et le gouvernement. Et surtout, y prendre plaisir.

En finir avec ce journalisme de complaisance, ces liens trop importants entre les médias et le politique. Ça me rappelle quand le porte-parole d'un ministre fédéral belge m'a fait une demande sur Facebook pour devenir mon 'ami'. Pourquoi? Alors que je le relance souvent sur des dossiers. Je lui ai répondu que ce n'était pas compatible.

Si tu te lances dans ce métier, il ne faut pas avoir peur de te mettre des contraintes et de te donner les outils nécessaires à te spécialiser. En tant que journaliste indépendant, il faut arrêter de se laisser marcher dessus. Et si tout le monde le fait, ça rendra notre travail à tous plus facile."

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