Pierre Piccinin, correspondant de guerre malgré lui

Pierre Jassogne
Pierre Piccinin en Syrie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Syrie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Syrie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Syrie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

Un phénomène inédit jusque-là dans la presse belge pour la couverture d'un conflit, celle de faire appel à un non-professionnel. La rédaction du journal francophone n'ayant pas de journaliste sur place. Traditionnellement, on retrouve bien des chroniques ou des cartes blanche de personnalités médiatiques, d'intellectuels ou de simples citoyens sur certains sujets d'actualité. Mais jamais pour des correspondances de guerre sur un terrain aussi complexe et dangereux pour les journalistes que celui du conflit syrien. Un terrain d'autant plus difficile que la révolution syrienne s'est doublée d'une bataille de la communication entre le régime et les insurgés, et que cette guerre a fait pas mal de victimes dans les rangs des journalistes.

Des chroniques comme celles de Pierre Piccinin, certains appellent cela du journalisme citoyen, très présent sur Internet via les blogs et les sites participatifs, où l'on retrouve des citoyens jouer un rôle actif dans la recherche d'informations. Pour d'autres, il s'agit tout simplement de tourisme de guerre où des citoyens deviennent alors combattants, prêts à prendre les armes et à s'engager militairement. Avec alors de possibles dérives : sensationnalisme, manque d'objectivité et de vérification des faits... Loin de mettre en cause le travail de Pierre Piccinin, il pose cependant question, notamment en terme éthique et déontologique, mais aussi sur la pertinence d'une telle démarche journalistique, celle de rendre compte d'un conflit sous forme de reportage, par un non-journaliste.

Ma guerre

C’est ma guerre de citoyen du monde, à chaque fois que la justice et la vérité sont contestées et qu’on torture des gens pour les faire taire. C’est ma guerre de chrétien,de témoigner de la souffrance des humbles. C’est enfin ma guerre d’homme, de ne pas rester indifférent à ce qui se passe derrière une frontière, parce que, au-delà de la frontière, ce sont aussi des hommes.

C'est sur ces mots très forts que se termine la dernière chronique de Pierre Piccinin, parue sur le site du Soir.be, le 12 août dernier et intitulée : « Mourir à Alep ». Cela fait maintenant près d'un mois que Le Soir fait appel à Pierre Piccinin pour rendre compte des derniers événements en Syrie. Dans ses « Chroniques de la révolution syrienne », le professeur d'histoire rend compte comme n'importe quel correspondant de guerre de ce qu'il voit chaque jour sur place auprès des insurgés de l'ASL. Le Soir n'ayant pas d'envoyé spécial en Syrie.

Pierre Piccinin, c'est cet enseignant qui avait été arrêté et torturé en mai dernier par les services de sécurité syriens. Il avait fait alors la une de tous les médias belges et internationaux. C'est aussi, selon l'écrivain-journaliste français Jonathan Littell, un « crétin » (sic) , et il a été traité par le journal français Le Monde et par l'un de ses journalistes spécialistes du Moyen-Orient, Christophe Ayad, comme l' « idiot utile du régime de Bacchar al-Assad », mais aussi comme un « touriste de guerre », remettant ainsi en question la crédibilité de l'historien et la fiabilité de ses informations données sur son blog, notamment. En cause : les prises de position de Pierre Piccinin au début de la révolte en Syrie. L'historien belge s'était alors insurgé contre le traitement des troubles en Syrie par la presse occidentale. Il l'avait clamé haut et fort. Ce qui n'était pas pour déplaire au régime de Bacchar al-Assad qui a traduit certains articles de Pierre Piccinin.

Pierre Piccinin en Libie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Libye (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

« C'est vrai qu'au départ j'avais une position prudente vis-à-vis du gouvernement de Bacchar al-Assad, nous explique Pierre Piccinin. Par exemple, quand je suis allé à Homs en décembre 2011, et quand j'ai vu ce qu'il y avait là-bas, je me suis dit que les médias occidentaux exagéraient beaucoup. Mais suite à mon arrestation, puis surtout à l'échec des élections du 7 mai, mon analyse a changé et j'ai constaté que l'ASL au sein de la population ne faisait plus peur et que la révolte en Syrie était une révolte populaire. Beaucoup disent que j'ai retourné ma veste. Pourtant, je ne renie pas ce que j'ai dit précédemment. J'ai simplement suivi la situation telle que je la voyais, et depuis mai, la Syrie a basculé dans la répression la plus totale. »

Piccinin : "un procès d'intention des journalistes"

Pierre Piccinin se dit également agacé et fatigué par le « procès d'intention » qui lui est fait très souvent dans les médias. « Surtout quand certains journalistes disent qu'au début, j'ai défendu le régime, et que maintenant j'ai pris parti pour les rebelles. Est-ce de la frustration de la part des journalistes ? cela dit, je peux comprendre que ma démarche, auto-financée par mes propres moyens, puisse gêner certains journalistes, à la fois ceux qui n'ont pas les moyens de faire du terrain et ceux qui n'en ont pas le courage.»

Quant à l'idée d'une chronique régulière dans Le Soir, c'est Baudouin Loos, le spécialiste Moyen-Orient du quotidien francophone, qui le lui a proposé quand Pierre Piccinin lui a appris qu'il partait en juillet pour Alep. « Je ne suis pas journaliste, et je n'ai pas l'intention de le devenir. L'objectif de mon travail, c'est de rendre compte de ce que je vois. Même s'il est vrai que mes chroniques ne sont pas neutres, que je m'implique dans ce conflit. Je suis engagé vis-à-vis de la rébellion, et je ne le cache pas. Dans ce conflit, j'ai compris qu'il y avait deux camps qui s'affrontaient, dont un est plus juste que l'autre. »

Reste que par certains aspects, par cette couverture médiatique peu classique, les chroniques de Pierre Piccinin posent question et le chroniqueur du Soir n'hésite pas franchir la « ligne rouge » d'une correspondance de guerre habituelle. Notamment quand l'historien belge viole la Convention de Genève en montant à bord d'une ambulance, accompagné de miliciens de l'ASL armés, comme il l'écrit lui-même dans un de ses chroniques datées du 12 août.

Une autre fois, il n'hésite pas à risquer sa vie comme dans sa chronique du 24 août où il suit une mission commando auprès des insurgés : « le péril encouru, si est immense : au-delà du bombardement régulier de la zone par l’artillerie et les hélicoptères, ce sont les tirs des snipers embusqués que je redoute le plus. Mais l’occasion de suivre cette katiba dans le combat est inespérée, et je décide de courir le risque. »

Regnier: 'Il faut admettre que quand on lit les textes de Pierre Piccinin c'est quand même très impressionnant dans sa façon de mettre en scène les événements'

Une autre encore, Pierre Piccinin demande aux insurgés de lui apprendre à se servir d'une kalachnikov pour se défendre. « Avant d'entrer à nouveau en Syrie, j'ai demandé que l'on m'apprenne à utilisercorrectement une Kalachnikov, la seule arme à disposition des rebelles. Si nous rencontrions un problème… Je ne veux en effet en aucun cas retomber dans les griffes des services secrets. » Autant d'éléments qui pourraient rapprocher les chroniques de Pierre Piccinin d'un journalisme combattant.

Une opération "spectaculaire"

Sinon, du côté du Soir, comment s'est préparée cette collaboration avec Pierre Piccinin ? Philippe Regnier, responsable du service international du journal, admet que cette opération est la plus « spectaculaire » jamais réalisée par le journal francophone ces derniers temps. Il relativise toutefois : « on ne revendique pas ce côté-là, mais il faut admettre que quand on lit les textes de Pierre Piccinin, sans se préoccuper de polémiques extérieures, c'est quand même très impressionnant dans sa façon de mettre en scène les événements, c'est percutant aussi dans les sentiments qu'il évoque face à telle ou telle situation. Cela en dit long sur la violence sur place. C'est vrai qu'à certains moments, il se met réellement en danger, justement par cette sorte de mise en scène, c'est une évidence. Tout ce que l'on peut faire de notre côté, c'est de lui dire de mesurer toutes les conséquences, après c'est à lui de voir, c'est un adulte... »

En ce qui concerne la vérification des informations données dans les chroniques de Pierre Piccinin, comment la rédaction du Soir a-t-elle procédé ? « Pour la vérification, on a lu ses chroniques, et rien n'a été contredit par d'autres sources. Au contraire, beaucoup de détails présents dans les textes de Pierre Piccinin ont été confirmés par la suite. Cela ne veut pas dire qu'on doit être d'accord avec tout ce qu'il écrit, on sait qu'à ce niveau-là, Pierre Piccinin n'est pas neutre, et ne cherche pas à l'être mais cela peut éclairer nos lecteurs sur un conflit qui se jouait il y a quelques mois encore à huis clos. C'est notre rôle en tant que média d'apporter de l'information par tous les moyens possibles, même par quelqu'un qui n'est pas journaliste. C'est un complément qu'on propose, à côté de des analyses faites par nos journalistes à Bruxelles. »

Philippe Regnier ajoute encore que ce type de démarche doit rester exceptionnelle. « C'est vrai que cette formule d'un non-journaliste qui fait du reportage et qui sert en quelque sorte de correspondant de guerre, c'est très différent de ce qu'on fait habituellement. C'est très hybride comme formule journalistique, et il est possible que certains lecteurs n'auront pas fait de distinction entre le travail d'un journaliste et celui de Pierre Piccinin. Mais pour nous, c'était très clair. »

"Un monsieur qu'on connaît pour sa conversion"

Pierre Piccinin au Liban (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin au Liban (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

Pour Baudouin Loos, spécialiste du Moyen-Orient au Soir et à l'initiative du projet, il assume totalement la publication des chroniques de l'historien, « un monsieur qu'on connaît pour sa conversion. » « Quand Pierre Piccinin m'a dit qu'il allait à Alep, j'en ai parlé à ma hiérarchie et elle était intéressée par une publication, sans trop savoir si on allait tout publier. Au final, on a tout publié car c'était très intéressant. » Le journaliste avoue quand même que certains de ses collègues du Soir lui ont reproché de donner une tribune aussi importante à Pierre Piccinin à cause de ses prises de position passées. Il ajoute : « sur la Syrie, je considère que Pierre Piccinin a fait amende honorable. »

Baudouin Loos ne tarit pas d'éloge sur l'historien. Il a une « confiance absolue » en ce que raconte dans ses textes Pierre Piccinin, même s'il admet que les analyses politiques de l'historien sont parfois « naïves ». « On assume sa crédibilité nouvelle, quitte à se tromper plus tard. Puis, il faut l'admettre : il va là où on n'est pas. Moi, je n'irais pas en Syrie, et ce serait con de se dire : il n'est pas journaliste, donc on ne publie pas. En plus, ce qu'il fait, c'est un véritable travail journalistique », poursuit encore Baudouin Loos, admiratif.

On l'a dit, le travail de Pierre Piccinin appartient à ce qu'on appelle habituellement du journalisme citoyen. Une démarche qui se voit de plus en plus, comme l'explique Benoît Grevisse, professeur de journalisme à l'UCL. « C'est clairement une des évolutions de ces dernières années, notamment avec le développement des nouvelles technologies. On assiste à la contestation du monopole journalistique que ce soit au niveau du commentaire, de l'analyse, de l'observation et la recherche de l'information », explique Benoît Grevisse. « Le cas Piccinin est intéressant : c'est quelqu'un qui n'est pas journaliste, et qui vient faire spécifiquement le boulot des journalistes en allant sur le terrain. Souvent dans ce type de démarche, on retrouve les mêmes caractéristiques : écriture en je, mise en scène avec une certaine valorisation de soi-même, engagement pour une cause, une idéologie... Cela pose toutefois la question de la validité du témoin qui parle en son nom, et pas au nom d'une éthique et d'une déontologie. Puis surtout, cela donne l'idée que pour une rédaction toutes les formules sont bonnes à prendre», poursuit-il.

Jespers: 'Si maintenant, on va chercher des non-journalistes pour faire le travail des journalistes, c'est assez inquiétant pour l'avenir de la presse'

A côté de cela, cette démarche reflète ce que Benoît Grevisse appelle une « démission des journalistes » : « on peut se demander pourquoi les journalistes n'y vont pas eux-mêmes, en connaissance de cause, en connaissant les usages. Cela remet en cause leur responsabilité.» Quant à la stratégie du journal Le Soir, c'est une prise de risque selon le professeur : «S'il y a un incident ou si une information est erronée, la responsabilité et la crédibilité d'un journal de référence comme Le Soir risquent d'être compromise et remise en cause à leur tour. »

"Une opération marketing"

De son côté, Jean-Jacques Jespers, lui aussi professeur de journalisme (ULB), voit dans la publication des chroniques de Pierre Piccinin dans Le Soir, avant un problème social, lié à la réalité économique des médias belges. « Si maintenant, on va chercher des non-journalistes pour faire le travail des journalistes, c'est assez inquiétant pour l'avenir de la presse. Si j'étais journaliste au Soir, je me demanderais si cela est normal qu'on publie les correspondances de guerre de quelqu'un qui n'est dans la rédaction. Puis, il y a sans conteste un aspect économique qui joue là-dedans : envoyer un journaliste dans une zone comme la Syrie coûte énormément d'argent, et on n'a pas les moyens de le faire. Alors si quelqu'un d'un peu connu comme Pierre Piccinin le propose, une rédaction n'hésite pas. »

L'ancien journaliste voit ainsi dans la publication de ces chroniques une « opération de marketing rédactionnel » : « ce qui a décidé Le Soir, c'est que le nom de Pierre Piccinin n'était pas totalement inconnu du public. Il a fait parler de lui dans les médias, il a défrayé la chronique, notamment au moment de son arrestation en Syrie, et ses différentes prises de position au sujet de ce conflit ont sans doute fait beaucoup pour que le journal s'intéresse au personnage. »

D'ailleurs, quelques jours après l'avoir contacté, Pierre Piccinin est reparti en Syrie, et Le Soir a continué de publier sur son site Internet de nouvelles chroniques de l'historien belge. Sale temps pour les correspondants de guerre...

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